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Chapitre 4 (extrait)

....... Cette affection, je la ressentais aussi pour les lapins qu’élevait ma grand-mère. Elle disposait d’un ou deux clapiers situés à la ferme des Encontres, à quelques dizaines de mètres du Moulin. Une douzaine de lapins y séjournaient paisiblement. Elle venait tous les jours les nourrir et leur renouveler leur eau vite souillée par leur permanente agitation faite de sauts, de ruades et de jeux aquatiques dans ce petit local. Lors de ma présence chez elle, j’étais chargé de remplir cette fonction afin de soulager ma grand-mère et je m’y attelais avec beaucoup de sérieux, d’attention et d’abnégation ; il m’arrivait même régulièrement mais de façon clandestine d’aller leur récupérer de l’herbe fraîche dont ils étaient évidemment friands. Je savais cependant qu’il ne fallait pas trop leur en donner car cela pouvait provoquer chez eux un gonflement spectaculaire de l’estomac pouvant aller jusqu’à la mort par compression de leur appareil respiratoire, autrement dit par étouffement. Mais je ne résistais quand-même pas à l’envie de leur faire plaisir et de me faire plaisir en les regardant se jeter là-dessus, se bousculant les uns les autres pour en avoir le plus possible. C’est aussi par leur intermédiaire que je me suis initié à mon éducation sexuelle pour laquelle mes parents avaient été, il faut bien le dire, plutôt défaillants à mon égard. Il arrivait à des moments que seule la Mémé savait déceler à ma grande admiration que les lapines manifestent leur envie de bénéficier de câlins . En tous cas, c’était l’interprétation pragmatique qu’en faisait ma grand-mère : il était alors temps de leur trouver un co-locataire mâle afin d’assouvir cette torride satisfaction. Elle allait en conséquence chercher un énorme lapin isolé dans un clapier voisin qu’elle mettait en présence des quatre ou cinq lapines d’une même cage. Et alors là, les stratégies de séduction et les travaux d’approche de la part de Monsieur se limitaient à quelques rapides tours de piste dynamiques et énergiques. Il passait très rapidement aux travaux pratiques, mu par un désir inextinguible et incontrôlable. La difficulté consistait, pour moi, à me positionner de façon idéale, en me contorsionnant dans tous les sens devant le clapier, afin de pouvoir profiter pleinement de ce spectacle ! Car il ne fallait pas en perdre une miette dans la mesure où la séance était terminée en quelques instants. Le lapin grimpait sur sa compagne du moment, se plaçait correctement sur elle, agitait frénétiquement son arrière-train quelques secondes, poussait un petit cri strident certainement dû à l’extase, et, clou du spectacle qui me faisait toujours mourir de rire, s’affalait lourdement sur le côté les yeux écarquillés libérant ainsi de cette folle étreinte sa partenaire tout ébouriffée.

 

           Et puis régulièrement, malheureusement pour ces pauvres bêtes, ma grand-mère, dans son souci de régaler ses convives, décidait de se lancer dans l’une de ses spécialités culinaires les plus appréciées : le civet de lapin. Et nécessairement, à cette fin, il lui fallait estourbir l’un d’eux. Son Å“il expert lui permettait de sélectionner celui qui lui paraissait le mieux convenir à ce sacrifice, choix confirmé par une palpation rapide du râble. Cet événement constituait toujours pour moi un dilemme terrible, écartelé que j’étais entre la peine réelle de voir passer de vie à trépas l’un de mes petits pensionnaires et cependant la satisfaction non moins réelle de savoir que grâce à l’assassinat de cet animal, nous allions dans les heures suivantes déguster un plat particulièrement exquis. Après l’avoir extrait de son clapier, la Mémé attrapait la victime par ses deux pattes arrière, la tête en bas. Elle s’était munie auparavant d’un bâton exclusivement consacré à cet usage, d’une quarantaine de centimètres de long et aux extrémités complètement érodées par une utilisation remontant certainement à de très longues années. Le lapin, d’abord apeuré par une position évidemment inhabituelle et certainement très inconfortable, se calmait grâce à la caresse que lui prodiguait ma grand-mère à l’aide du bâton le long de son dos en quelques allers-retours successifs. Cette tactique avait aussi pour conséquence une tentative de redressement vers l’arrière de la tête du lapin, mouvement dont profitait judicieusement le bourreau pour lui asséner un coup violent et rapide juste derrière les oreilles. L’animal, sans même avoir pu pousser le moindre cri, mourait instantanément. Les signes annonciateurs du décès étaient toujours les mêmes : la tête qui se relâche, les yeux qui se ferment après s’être promptement révulsés et un lent écoulement de sang par le nez. Par l’intermédiaire d’une cordelette reliant les pattes arrière, il était suspendu à un crochet planté dans le mur. Ma grand-mère, à l’aide d’un couteau aiguisé comme un rasoir, commençait alors à le dépecer : elle laissait l’extrémité des pattes postérieures recouvertes de leur pelage et ne coupait la peau qu’à partir du trou du derrière en l’incisant avec beaucoup de précision par trois coups de couteau donnés en étoile, épargnant aussi la petite queue du lapin. L’incision se prolongeait ensuite sur toute la longueur de l’abdomen et il ne restait plus à ma grand-mère qu’à se saisir et à tirer fermement les lambeaux de peau ainsi détachés de part et d’autre de la base de la queue pour dépecer tout le corps de la victime jusqu’à la base de la tête. Il suffisait alors de couper cette peau ainsi libérée juste sous les oreilles en laissant intacte la tête, ce qui avait l’avantage de garder une apparence familière et reconnaissable à ce corps ainsi scalpé. La Mémé ne semblait pas émue par cette pratique régulière mais avait à l’esprit cependant, tout au long de celle-ci, la préoccupation de ne pas considérer ce lapin pourtant mort comme une chose banale. Ce sont, par ces attitudes ordinaires que certaines valeurs m’ont été naturellement inculquées, sans avoir recours à de longs discours culpabilisateurs ou moralistes. Mais après cette mise à mort rituelle, la grand-mère se saisissait immédiatement de la peau de l’animal encore tiède et la projetait violemment et le plus haut possible contre le mur de la maison de façon à être inaccessible à d’éventuels prédateurs terrestres. L’humidité de la paroi interne du scalp contre le crépi très irrégulier du mur faisait que cette peau de lapin adhérait et restait étalée contre celui-ci, pouvant ainsi sécher au soleil durant plusieurs jours. Elle la décrochait à l’aide d’un outil au long manche et la stockait à la cave dans l’attente du passage des Boumians deux ou trois fois par an. Ceux-ci les lui achetaient : c’était d’ailleurs l’occasion de négociations commerciales particulièrement ardues. Les acheteurs prétextaient toujours d’un état défectueux des peaux afin de tenter d’en dévaloriser souvent de façon excessive (mais c’était de bonne guerre) l’estimation.

 

Les enfants du Moulin, Michel Bouffier

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